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Débat sur l’amendement réformant l’abus de droit en matière fiscale

23
Nov
2013

L'administration ne peut contester les montages fiscaux des entreprises multinationales au titre de l'abus de droit que si le montage a pour but « exclusif » d'échapper à l'impôt. Pour une entreprise qui délocalise dans un paradis fiscal, ou dans un pays étape vers un paradis fiscal, il est assez aisé d'avancer l'existence d'un autre élément, et de faire ainsi obstacle à l'application de l'abus de droit. Mon amendement proposant de remplacer le mot « exclusivement » par «principalement » a donc fait l'objet d'un long débat dans l'hémicycle, dont de courts extraits vidéos éclairent les principaux points.

Dans sa réponse, le ministre, tout en s'en remettant à la sagesse de l'assemblée (c'est-à-dire en ne donnant pas d'indication sur le vote), a mis en en avant le risque d'insécurité juridique en soulignant notamment que l'on passerait ainsi « d'une question de droit précise – le but fiscal est-il ou non exclusif ? – à une question de fait – le but fiscal est-il ou non principal ? » (cf video)


Débat abus de droit (1) - Muet, Cazeneuve... par pamuet

Le président de la commission des finances, Gilles Carrez, tout en soulignant le fait qu'il était initialement favorable à cette proposition issue du rapport Muet-Woerth, a fait état des critiques d'Olivier Fouquet en citant notamment le passage suivant de son article: « Que fait aujourd'hui le Conseil d'État pour apprécier si le seul motif d'une opération est fiscal ? Il compare l'avantage économique et l'avantage fiscal retirés respectivement par le contribuable de l'opération critiquée. Si l'avantage fiscal est prépondérant par rapport à l'avantage économique, il considère que le contribuable a été inspiré par un motif exclusivement fiscal. ».

Un texte assez étonnant puisque si les mots ont un sens, un motif prépondérant n'est pas un motif exclusif mais un motif principal, de sorte que la jurisprudence du Conseil d'Etat se trouverait ainsi plutôt confortée par la volonté exprimée par le Parlement. L'article d Olivier Fouquet développe en effet deux propos contradictoires. D'un côté, il estime que la rédaction proposée par l'amendement est très dangereuse, et de l'autre, qu'elle n'est au fond pas nécessaire puisque la rédaction actuelle signifie « principalement ». Puisque les mots ont un sens, utilisons-les à bon escient et c'est à nous, représentants du peuple, de dire de quelle façon doit évoluer le droit. Quant à la cour de justice européenne, elle a utilisé par deux fois le terme anglais « essential ». Certains voudraient nous faire croire que la Cour voulait dire « exclusivement » alors que le terme anglais « essential » n'a que deux traductions en français : «essentiel» et «principal». La même idée a donc produit deux amendements : l'un, présenté par M. Marini et adopté à l'unanimité au Sénat, emploie le mot « essentiel » ; l'autre, le mien, utilise le mot « principal » et a été voté par l'Assemblée sans une seule voix d'opposition. La vidéo ci-joint résume cet échange entre Gilles Carrez, Valérie Rabault et moi.


Débat abus de droit (2) - Carrez, Muet, Rabault... by pamuet

Enfin, dans la suite de cette note, le compte rendu intégral du débat.

 M. le président. La parole est à M. Pierre-Alain Muet, pour soutenir l'amendement no 530 de la commission des finances.

M. Pierre-Alain Muet. Cet amendement, que la commission des finances a adopté, ne change dans le livre des procédures fiscales qu'un mot, mais un mot important.

Une des difficultés que rencontre l'administration fiscale, lorsqu'elle procède à des redressements sur le fondement de l'abus de droit, est de démontrer que la réorganisation ou la délocalisation mise en œuvre par l'entreprise a pour unique motif d'échapper à l'impôt. Pour une entreprise qui délocalise dans un paradis fiscal, ou dans un pays étape vers un paradis fiscal, il est assez aisé de prouver l'existence d'un autre élément, et de faire ainsi obstacle à l'application de l'abus de droit.

Nous proposons donc de remplacer le motif exclusif par le motif principal. Un amendement comparable avait été adopté au Sénat : M. le ministre avait alors déclaré qu'il était important de se donner le temps de réfléchir à ce dispositif, et surtout, à sa mise en œuvre. Nous le faisons, en prévoyant un délai de deux ans.

Cet amendement reprend la proposition no 1 du rapport sur l'optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international, adopté à l'unanimité par la commission des finances. Les entreprises font souvent valoir qu'elles respectent la lettre des législations. Certes, mais elles en contournent l'esprit. Que de grandes entreprises multinationales parviennent à ne payer aucun impôt dans pratiquement aucun pays est contraire à l'esprit des législations nationales mais aussi aux principes fondamentaux, notamment à l'article 13 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen aux termes duquel chacun est imposé en fonction de ses facultés.

Le résultat de cette optimisation fiscale agressive est que ce qui est imposé est ce qui n'est pas mobile : il s'agit, pour l'essentiel, du travail, ce qui n'est pas efficace d'un point de vue économique. De surcroît, ce sont les entreprises plus petites, qui ont bien autre chose à faire que de l'optimisation fiscale, qui acquittent l'impôt sur les sociétés, tandis que les grandes y échappent.

Ce sujet est fondamental et je pense que notre assemblée votera cet amendement sans hésiter, quitte à l'affiner ultérieurement. Les choses doivent changer dans ce domaine, et c'est à nous, parlementaires, de le dire.

M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué. Comme je le disais dans mon intervention liminaire, certains sujets ont une dimension juridique qui peut, si elle n'est pas maîtrisée, altérer la portée de ce que nous souhaitons faire ensemble politiquement. C'est une question d'efficacité.

L'abus de droit permet à l'administration d'écarter certains actes juridiques, notamment ceux qui sont fondés sur une application des textes contraire à leurs objectifs et qui ne sont inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer des charges fiscales. L'abus de droit peut s'appliquer à tous les impôts et concerner aussi bien les entreprises que les particuliers.

Il s'agit d'une procédure exceptionnelle, particulièrement dérogatoire du droit commun, parce qu'elle permet à l'administration d'écarter des actes juridiques et qu'elle est assortie d'une sanction très lourde, l'application d'une majoration de près de 80 %.

Compte tenu des difficultés qu'elle soulève, la solution de l'abandon du caractère exclusif du but fiscal a déjà été écartée à plusieurs reprises, notamment en 2008 dans le rapport du conseiller d'État Olivier Fouquet sur l'amélioration des relations entre le contribuable et l'administration fiscale.

Vous avez déjà annoncé quel serait le vote de l'assemblée, monsieur le député. Je ne prétends donc pas vous convaincre... (Sourires). Mais je souhaite approfondir notre échange.

Le premier obstacle à la solution que vous proposez renvoie à un problème de méthode : comment apprécier in concreto le poids d'un but autre que fiscal – but patrimonial, de protection d'un parent, de préservation de l'unité de l'exploitation familiale, but économique – au regard du but fiscal, lequel s'apprécie immédiatement en fonction du montant de l'impôt évité ? En d'autres termes, comment apprécier le poids d'un avantage pécuniaire recherché par rapport à un autre avantage, qui n'est pas forcément chiffrable, et comment apprécier alors, si le premier est principal par rapport au second ?

Par ailleurs, le changement de qualificatif conduit à changer la nature de l'appréciation portée sur l'opération. Actuellement, l'administration doit pouvoir écarter tout but autre que fiscal dont se prévaut le contribuable. Avec la réforme proposée, on passera d'une question de droit précise – le but fiscal est-il ou non exclusif ? – à une question de fait – le but fiscal est-il ou non principal ? L'appréciation deviendra pure appréciation de fait, donc discutable.

Il appartiendra alors au juge d'apprécier le résultat de la « pesée » effectuée par l'administration. Il en découlera, c'est ma crainte, une insécurité juridique pour les acteurs, compte tenu des positions divergentes que pourraient prendre les différentes juridictions, faute de critères juridiques avérés caractérisant un but « principalement » fiscal.

Les procédures de contrôle fondées sur l'abus de droit, qui représentent une charge administrative pour les entreprises mais aussi, je tiens à le rappeler, un investissement de moyens pour l'administration fiscale, risqueront, après avoir été menées à leur terme, d'aboutir à une annulation pure et simple par le juge. Telle n'est pas la bonne voie à suivre si nous voulons lutter plus efficacement contre la fraude et l'optimisation fiscales.

Par ailleurs, juge de cassation et non de fond, le Conseil d'État ne pourra jouer son rôle de régulateur. Ainsi, un même montage pourra être apprécié par des juges appartenant à des juridictions géographiquement distinctes, dans le cas, par exemple, d'associés de sociétés de personnes domiciliés dans des départements différents, et aboutir à des solutions radicalement opposées. Cette insécurité fiscale, compte tenu des sanctions qui s'y rattachent, risquerait de se voir immédiatement condamner par la Cour européenne des droits de l'homme.

Enfin, cette nouvelle définition de l'abus serait contraire à celle donnée, dans certains arrêts, par la Cour de justice de l'Union européenne. En effet, même si ce n'est pas toujours le cas, il lui est arrivé de conditionner l'existence d'une fraude à la loi à la condition que les opérations soient réalisées « dans le seul but » de bénéficier abusivement des avantages prévus par le droit communautaire.

Mme Karine Berger. Ce n'est pas systématique !

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué. Je pense, madame la députée, à l'affaire Her Majesty's Commissioners of Revenue and Customs c/Paul Newey, dont le jugement a été rendu le 20 juin 2013. Modifier le droit français dans ces conditions ne pourrait que créer une insécurité supplémentaire pour les montages transfrontaliers.

Toute réforme de cette procédure doit donc être conduite avec une grande prudence, en en mesurant préalablement toutes les conséquences. Si je partage avec vous l'objectif de lutte contre la fraude et contre les montages abusifs, je souhaite que nous nous assurions qu'une nouvelle définition de l'abus de droit bénéficie de la plus grande sécurité juridique pour être comprise par les agents économiques, utilisée de manière uniforme par l'administration et contrôlée par le juge sans divergence d'interprétation.

Ces questions n'ont cessé d'occuper mon esprit depuis que j'ai pris connaissance de votre amendement, ce qui est bien normal puisque je suis garant de la manière dont l'administration utilisera cette procédure et, surtout, de la façon dont le juge appréciera les actes de l'administration.

Cet amendement est pertinent, mais il pose des questions de droit. Prenons le temps de les traiter ensemble. Je vous demande donc de le retirer, à défaut de quoi je m'en remettrais à la sagesse de l'Assemblée.

M. le président. La parole est à M. Pascal Cherki.

M. Pascal Cherki. Monsieur le ministre, nous nous sommes posé les mêmes questions en rédigeant cet amendement. Vous avez raison d'insister sur le fait que nous allons entrer dans un champ nouveau, puisqu'en passant de la notion de but exclusif à celle de but principal, nous donnons à l'administration fiscale une marge d'interprétation importante, et le pouvoir d'explorer un certain nombre d'affaires à la lumière nouvelle de l'abus de droit.

Certes, c'est une procédure complexe à manier, mais elle constitue l'arme ultime tant il est impossible, dans l'état du droit actuel, de caractériser certains comportements autrement que par l'abus de droit. Le combat est parfois asymétrique : il convient de rétablir l'égalité des armes. C'est l'objectif de cette nécessaire évolution.

Les rapports, dont celui du sénateur Éric Bocquet, les réflexions, notamment sur la nouvelle géographie économique, convergent : il doit y avoir adéquation entre le droit, son évolution et le comportement économique objectif d'un certain nombre d'acteurs. Nous sommes dans cette matière grise, et comme dans toute matière grise, des risques s'y nichent. Mais il faut parfois savoir employer de nouvelles armes pour avancer.

Vous dites, monsieur le ministre, que votre administration devra utiliser de manière uniforme cette procédure. La jurisprudence y contribuera. Les contentieux ne seront nombreux que si l'administration fait un usage immodéré de cette nouvelle possibilité que nous lui offrons. Car pour qu'il y ait contentieux, il faut qu'il y ait redressement, donc caractérisation par l'administration de l'abus de droit. Si l'administration fixe elle-même une doctrine, de son point de vue raisonnable, le nombre de contentieux sera restreint.

Voyez la méthode du faisceau d'indices, monsieur le ministre : c'est une œuvre prétorienne, qui a permis d'évoluer, notamment sur la notion de service public. Vous êtes trop fin juriste pour ne pas savoir que le droit, comme l'a montré le doyen Carbonnier, est flexible. Il faut donc lui donner les armes de sa flexibilité.

Enfin, le délai que prévoit cet amendement nous laisse encore deux projets de loi de finances pour corriger les choses. Il donne le temps à l'administration fiscale de se saisir de cette nouvelle matière juridique. Nous pouvons faire confiance à cette administration de grande qualité pour maîtriser la marge d'incertitude existante et faire un usage raisonnable des nouvelles armes juridiques que nous mettons à sa portée.

M. le président. La parole est à Mme Karine Berger.

Mme Karine Berger. Je laisse à mes collègues spécialistes du droit le soin d'argumenter sur la manière dont la mesure qui, je l'espère, sera adoptée dans quelques instants, pourra évoluer en fonction de la lecture qu'en feront les juristes.

En revanche, je souhaite revenir sur la notion d'abus de droit. M. le ministre faisait référence au droit européen : la Cour de justice de l'Union européenne a fait pour la première fois de la lutte contre l'abus de droit un motif d'intérêt général. Voilà pour la lecture juridique et européenne de cette notion.

Je voudrais en faire une lecture politique : que signifie réellement l'abus de droit ? Il s'agit d'individus, de responsables, d'entreprises qui connaissent le droit, qui connaissent l'esprit de la loi et qui connaissent le pacte social et républicain, et qui, pourtant, choisissent d'en abuser. Chose extraordinaire ! Voici des gens qui, en toute connaissance de cause, décident d'abuser des possibilités, ou plutôt de la souplesse – comme le disait M. Cherki – de la loi. Et pourquoi en abusent-ils ? Pour ne pas respecter le pacte social et républicain en France ou le pacte social d'autres pays européens. En France, par exemple, huit des quarante entreprises cotées au CAC 40 ne s'acquittent pas de l'impôt sur les sociétés parce qu'elles abusent du droit français. De même, un patron de grande entreprise, en créant une fondation en Belgique pour que ses enfants échappent à l'impôt sur l'héritage en France, abuse du droit français qui lui donne cette possibilité d'aller circuler en Belgique. Je pourrais donner bien d'autres exemples.

Nous souhaitons donc que l'État ne reste pas impuissant face à tous ceux qui, en connaissance de cause, abusent de notre droit.

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des finances.

M. Gilles Carrez, président de la commission des finances. J'ai été séduit, voire convaincu par les propositions du rapport de MM. Muet et Woerth, de même que par l'argumentation présentée en faveur de cet amendement. Pourtant, j'ai été récemment amené à lire un article de M. Olivier Fouquet, qui a longtemps présidé la section des finances du Conseil d'État. J'ai beau ne pas être juriste, ce texte me donne tout de même matière à réfléchir. Permettez-moi de vous en citer deux brefs extraits qui résument bien le problème, au-delà de la complexité du raisonnement juridique. « Vouloir obliger le Conseil d'État ou la Cour de cassation », qui ont à juger l'abus de droit, « à ne plus appliquer en matière fiscale le concept de fraude à la loi peut paraître à bien des égards utopique. Que fait aujourd'hui le Conseil d'État pour apprécier si le seul motif d'une opération est fiscal ? Il compare l'avantage économique et l'avantage fiscal retirés respectivement par le contribuable de l'opération critiquée. Si l'avantage fiscal est prépondérant par rapport à l'avantage économique, il considère que le contribuable a été inspiré par un motif exclusivement fiscal. » Cette jurisprudence a d'ailleurs été récemment confirmée dans l'affaire dite des « coquillards » le 17 juillet dernier.

Or, en droit européen, c'est le mot « essentiellement » qui a été adopté, monsieur Muet. C'est ainsi que M. Fouquet poursuit son raisonnement sur la jurisprudence européenne : « Pour qu'un montage ne soit pas artificiel, il ne suffit pas qu'il présente un intérêt économique pour l'opérateur, si faible soit-il, il faut encore que cet avantage économique soit prépondérant par rapport à l'avantage fiscal.»

Mme Valérie Rabault. Non, principal !

M. Gilles Carrez, président de la commission des finances. Écoutez la suite, qui est particulièrement intéressante : « En pratique, il semble bien que, dans le vocabulaire de la Cour de justice de l'Union européenne, le terme « essentiellement », aujourd'hui abandonné, n'ait rien ajouté au critère de l'obtention d'un avantage fiscal : c'est blanc bonnet et bonnet blanc. »

Mme Sandrine Mazetier. Et bonnet rouge !

M. Gilles Carrez, président de la commission des finances. Pourquoi en irait-il autrement pour le Conseil d'État ? Je vous livre ce point de vue qui m'a étonné et m'a donné à réfléchir. Nous n'avons ni le temps ni la compétence pour engager ce débat, mais j'ai le sentiment, surtout après avoir entendu M. le ministre, que le sujet n'est pas aussi simple que nous le croyons les uns et les autres.

M. Pascal Cherki. C'est pourquoi le ministre fera un usage raisonnable et modéré de cette disposition !

M. Gilles Carrez, président de la commission des finances. Nous avons jusqu'en 2016 pour en reparler !

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué. Votre intervention, monsieur Cherki, était d'une très grande intelligence, d'une très grande finesse et d'une parfaite pertinence juridique pour quiconque croit que le droit est le résultat d'un rapport de force, en vertu de considérations philosophiques que je ne partage pas. Certains juristes estiment en effet que le droit n'est le résultat exclusif que d'un rapport de force. C'est ce qui vous a conduit, monsieur Cherki, à me donner ce conseil, que je fais mien, de rétablir grâce au droit l'équilibre entre les puissants qui procèdent à des opérations d'optimisation fiscale d'un côté et, de l'autre, l'État qui doit percevoir des recettes de leur part. C'est ainsi que le droit et le travail législatif sont finement interprétés comme un moyen permettant de rétablir un rapport de force.

Je préfère toutefois, pour ma part, une autre philosophie issue d'un héritage différent : en toutes matières, dès qu'il s'agit du droit, « il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », écrivait Montesquieu. En effet, dès lors qu'il comporte une part d'incertitude, comme vous l'avez dit, le droit n'est efficace que si ceux qui le font se posent la question de connaître avec rigueur et précision les conditions dans lesquelles il sera appliqué.

M. Pascal Cherki. Tout à fait !

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué. Voici donc un premier point sur lequel je tiens à vous dire mon amical désaccord, qui inspire néanmoins les positions que je prends devant vous sur cette question.

Cette part d'incertitude du droit m'amène à répondre à Mme Berger et à M. Muet qui ont évoqué la Cour de justice de l'Union européenne, laquelle a prononcé plusieurs arrêts. C'est précisément parce que ces arrêts ne disent pas tous la même chose que j'estime que la matière est mouvante. Ainsi, certains membres de la Cour jugent que l'un des considérants de l'arrêt Halifax, qui évoque un but «principalement fiscal », donne désormais l'orientation de la jurisprudence européenne. D'autres, au contraire, font référence à l'arrêt Cadbury-Schweppes, antérieur, ou à l'arrêt que j'ai mentionné précédemment, lesquels invoquent plutôt un motif « exclusivement fiscal ». La jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne est donc fluctuante et me conduit à poser la question de la stabilité juridique.

D'autre part, M. Cherki estime que l'importance du contentieux dépendra du comportement de l'administration. Dans un État de droit, pourtant, l'administration doit appliquer le droit de façon systématique dès lors que les cas qui lui sont soumis justifient que le droit s'applique. Autrement, ce n'est pas un État de droit. Si nous adoptons cette disposition, l'administration sera donc tenue de l'appliquer systématiquement aux dossiers dont elle sera saisie. Et que se passera-t-il alors ? À cet égard, mon raisonnement est exactement inverse au vôtre, monsieur Cherki : plus les cas se multiplieront dans un contexte juridique incertain et plus le juge devra prendre position sur les décisions de l'administration ; et plus il le fera, plus l'incertitude juridique croîtra. De là vient ma crainte.

Enfin, nous sommes d'accord sur l'objectif : nous pouvons donc prendre le plaisir sans fin du débat, mais la contrainte du temps m'oblige une fois de plus à vous renvoyer à la sagesse.

M. le président. La parole est à M. Pierre-Alain Muet.

M. Pierre-Alain Muet. Vous avez, monsieur le ministre, évoqué avec raison la Cour de justice de l'Union européenne qui, dans un arrêt de 2008, a créé l'émoi dans la jurisprudence en employant le terme « essentiellement » en anglais – essentially. N'étant pas juriste, j'ai lu attentivement les écrits de M. Fouquet et d'autres et, comme scientifique, je pèse scrupuleusement le sens des mots. Or, je constate que, dans le lexique économique – mais le remarque doit valoir pour le lexique juridique – le mot anglais essential ne peut se traduire que de deux façons différentes : par « essentiel » ou par « principal ». La même idée a donc produit deux amendements : l'un, présenté par M. Marini et adopté à l'unanimité au Sénat, emploie le mot « essentiel » ; l'autre utilise le mot « principal ».

À la lecture attentive des écrits de M. Fouquet, je trouve deux arguments contradictoires qui s'opposent à l'emploi du terme « principal ». D'une part, M. Fouquet estime qu'adopter ce terme créerait une énorme incertitude. Il nous dit alors que la traduction du mot anglais essential est «exclusif » : j'ai le regret de répondre que c'est faux, car l'adjectif « exclusif » se traduit par le terme identique en anglais. Plus loin, M. Fouquet estime qu'en se contentant du terme « exclusif », le droit englobe les cas où l'avantage fiscal est prépondérant par rapport à l'avantage économique.

Autrement dit, M. Fouquet nous dit d'une part que l'adoption de la rédaction proposée par l'amendement est très dangereuse, et d'autre part qu'elle n'est au fond pas nécessaire puisque la rédaction actuelle signifie « principalement ».

Je dis quant à moi qu'il appartient aux parlementaires d'employer les mots qu'ils souhaitent. Puisque les mots ont un sens, utilisons-les à bon escient. Si nous souhaitons que le concept en vigueur soit celui de « prépondérance », adoptons donc la formule du « motif principal ». Les deux ans qui viennent permettront de traiter les différends nés de l'ancienne rédaction et de poursuivre la réflexion sur la manière de satisfaire au souhait du Parlement. C'est à nous, représentants du peuple, qu'il appartient de dire le droit !

Une pétition citoyenne a d'ailleurs été lancée hier après-midi pour soutenir cet amendement, et elle a déjà recueilli plus de 110 000 signatures.

Mme Karine Berger. Bravo !

M. Pierre-Alain Muet. Cela prouve qu'après la crise majeure que nous avons connue les choses doivent changer. Oui, monsieur le ministre, la jurisprudence doit évoluer, car après une telle crise, qui a plongé des pays entiers dans d'extrêmes difficultés, on ne saurait plus traiter des sujets tels que l'optimisation fiscale ou la régulation financière comme on le faisait auparavant. C'est tout l'objet de notre amendement, et j'espère que l'Assemblée le votera !

Mme Karine Berger et Mme Sandrine Mazetier. Bravo !

M. le président. La parole est à Mme Valérie Rabault.

Mme Valérie Rabault. Monsieur le ministre, je vais également citer Montesquieu : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent. » Nous sommes en train de définir la loi et, par conséquent, le champ de la liberté d'action qu'elle laisse à chacun.

N'étant pas juriste, j'envisage la question sous l'angle économique. Chaque fois que le droit rencontre l'économie, nous avons ce type de débat. J'ai parfaitement entendu ce qu'a dit M. le président de la commission des finances à propos du terme « prépondérant », c'est-à-dire du fait que l'avantage économique soit prépondérant par rapport au chiffre d'affaires ou à a marge que l'on peut dégager. Ce n'est pas une notion de droit, c'est une notion économique. Au vu du résultat obtenu, il faut se demander quel est le premier facteur qui explique ce résultat. Est-ce un changement de fiscalité, ou le fait d'avoir fait de bonnes ventes dans un pays donné ?

Il s'agit là d'une notion économique qui n'entre peut-être pas totalement dans le cadre précis du droit, mais qui rejoint parfaitement l'amendement de Pierre-Alain Muet et la notion de « motif principal ». Je pense que cette avancée est extrêmement importante.

M. le président. La parole est à Mme Sandrine Mazetier.

Mme Sandrine Mazetier. C'est un sujet que nous avons eu l'occasion d'évoquer à de nombreuses reprises, en première lecture du projet de loi que vous défendiez, monsieur le ministre, avec Mme la garde des sceaux, sur la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, et aussi en première partie du projet de loi de finances.

Entre-temps, les propositions, y compris celles du groupe socialiste, ont évolué pour ce qui est de la forme et des délais d'application. Chacun a donc eu le temps de se conformer au projet de la majorité et du Gouvernement.

En tant que co-rapporteure du projet de loi de lutte contre la fraude fiscale, j'ai été très frappée d'entendre les avocats fiscalistes que nous avons reçus nous dire que l'intention du législateur, parfois, n'était pas claire, et nous demander d'être clairs et précis quant au choix des mots et aux délais d'application.

J'ai aussi été très frappée par les contradictions de jurisprudence, y compris entre deux chambres d'une même juridiction, par exemple sur le blanchiment de la fraude fiscale ou sur l'exploitation de fichiers de sources dites « illicites » par la justice ou par l'administration fiscale. Donc, je me dis que, si le droit n'est pas le pur produit d'un rapport de force, il l'est tout de même un petit peu. Quoi qu'il en soit, c'est notre métier, c'est notre mandat que de faire le droit, et nous le faisons.

M. le président. La parole est à M. Pascal Cherki.

M. Pascal Cherki. Monsieur le ministre, je ne prétends pas être un philosophe du droit. Je me suis arrêté en DEA, je ne suis pas allé jusqu'au bout... Peut-être me suis-je mal exprimé, puisque vous voulez faire de moi un marxiste mécaniste ! Cela étant, même les marxistes pensent qu'il y a une autonomie relative du droit. C'est la raison pour laquelle, en 2005, j'étais contre le Traité constitutionnel. Je pensais que, le droit n'étant pas seulement l'expression d'un rapport de forces, il produirait, une fois entré en application, des effets sur l'ordre social. Et je crois qu'à cette époque, monsieur le ministre, vous partagiez mon avis.

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué. Pas pour les mêmes raisons...

M. Pascal Cherki. Le débat ne porte pas sur la nature du droit, mais sur son efficience. À quel moment le droit devient-il efficient ? Ce n'est pas une novation que nous sommes en train de faire dans le champ juridique. Je pense à ces notions grises qui rendent parfois compliqué le fonctionnement de l'ordre juridique français et des pays de droit écrit, c'est-à-dire le syllogisme. En l'occurrence, nous sommes dans la confrontation entre une culture juridique fondée sur le syllogisme et celle de la Cour de justice de l'Union européenne qui intègre des éléments de la common law. Mais nous n'allons pas débattre de ces questions maintenant !

La notion de « perte de chance » a mis des années à être fixée par la jurisprudence. Tout comme l'abus de droit, c'est une notion-« balai »dans laquelle on essaie de rassembler un certain nombre de questions, ce que le droit, à travers l'énoncé d'articles syllogistiques, ne permet pas.

Vous avez raison, monsieur le ministre, d'insister sur ces questions, mais, en matière fiscale, la doctrine est fixée en premier lieu par l'administration. Nous n'allons pas débattre ici de l'ensemble des textes ou des articles du code général des impôts qui donnent lieu à interprétation, mais vous avez la responsabilité de fixer, en partie, la doctrine.

S'agissant des affaires que vous traitez en ce moment, l'amendement ne changera rien. Quand vous considérerez, dans l'examen d'un dossier, qu'il y a une volonté « exclusive » de détourner la loi, qu'il y a un abus de droit, vous gagnerez devant les tribunaux. Donc, vous n'ajouterez pas d'insécurité juridique par rapport aux situations que vous traitez habituellement.

La question se posera pour les affaires où cette volonté ne sera plus « exclusive » mais « principale ». Eh bien, prenons ensemble le risque de perdre parfois quelques contentieux, sachant aucune affaire qui aurait été traitée auparavant en vertu du critère de l'exclusivité ne risquerait d'être perdue. L'administration ne sera donc nullement empêchée de faire son travail et de récupérer des recettes fiscales.

Par contre, il faudra sans doute quelques années pour fixer la notion de « principal », puisque nous sommes dans un domaine nouveau. Je parlais de la perte de chance, je pourrais également parler de concepts juridiques ayant nécessité, eux aussi, un certain nombre d'allers-retours.

Avant, ces allers-retours avaient lieu entre les juridictions du premier degré et la Cour de cassation ; ce sera désormais entre les juridictions françaises du premier degré en France, le Conseil d'État et la Cour de justice de l'Union européenne. En décidant cette novation dans le domaine du droit, nous travaillons pour les années à venir.

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué. Nous allons pouvoir clore ce débat, qui fut riche et consistant.

D'abord, je veux dire à Pierre-Alain Muet qu'il n'y a pas, d'un côté, des parlementaires ayant pris conscience de ce qu'étaient les conséquences de la crise et un gouvernement qui serait pusillanime. Nous recherchons bien les mêmes objectifs. Le débat montre d'ailleurs que la question est celle de l'efficacité, de l'efficience de ce que nous faisons, comme l'a dit à l'instant Pascal Cherki. Je retiens notre détermination commune à aboutir.

Ensuite, n'opposons pas dans cette affaire le droit et l'économie. Si nous prenons des dispositions juridiquement incertaines ayant, sur les entreprises et l'économie, des effets pernicieux qui nous conduisent à ne pas atteindre notre cible, nous aurons perdu sur le triple terrain juridique, économique et politique.

Je retiens de notre débat qu'il nous faut, quoi qu'il advienne de cet amendement, prendre le temps de poursuivre cet échange. Nous ne devons pas nous dispenser, sous prétexte que le vote aura eu lieu, de tout travail de fond sur les aspects de droit. Nous devons poursuivre ensemble ce travail.

Je m'en remets à la sagesse de l'Assemblée afin qu'elle se prononce comme elle le souhaite.

(L'amendement no 530 est adopté.)