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Deux notes de lecture

19
Nov
2014

Un livre magistral : Le capital au XXI siècle de Thomas Piketty

Thomas Piketty n'est pas seulement le plus brillant des économistes français, c'est l'un des économistes qui aura le plus bouleversé les dogmes de la pensée conservatrice mondiale de ces dernières années. Certes l'explosion récente des inégalités avait été analysée par d'autres économistes, mais personne n'avait replacé cette évolution dans une formidable synthèse historique et théorique appuyée sur une impressionnante reconstitution de données quantitatives.

L'oeuvre de Thomas Piketty renvoie aux ouvrages les plus fondamentaux de l'économie politique. Ce n'est pas un hasard si le « capital au XXI siècle » a connu un tel succès, en même temps que de virulentes critiques.

Par ses travaux et les conclusions qu'il en tire pour les politiques économiques, il s'inscrit incontestablement dans la lignée des grands économistes contemporains comme Stiglitz et Krugman. On ne peut que regretter qu'ils ne soient pas plus écoutés dans une Europe dominée par une pensée unique d'un autre âge.

Commentaire publié dans le Nouvel Observateur, 19 Novembre

Philippe Aghion, Elie Cohen, Gilbert Cette : «Changer de modèle », un ouvrage qui se trompe d'époque.

Cet ouvrage comporte des analyses et propositions intéressantes, publiées en partie en 2007 dans un rapport du Conseil d'Analyse Economique sur les leviers de la croissance à long terme. Il aurait pu utilement inspirer en 2007 un gouvernement en mal de recettes pour une politique de l'offre. Mais proposer aujourd'hui comme le firent en leur temps Blair et Schroeder d'adapter la Gauche à une mondialisation libérale, alors que celle-ci est allée dans le mur, c'est clairement se tromper d'époque. Quand la France et l'Europe s'enfoncent depuis 3 ans dans une dépression due à l'effondrement de la demande résultant des politiques massive d'austérité, répéter les recettes qui auraient pu être mise en œuvre dans la phase ascendante du cycle économique relève d'une étonnante myopie macroéconomique. Que cet ouvrage ait pu inspirer - au plus fort de la crise économique - la politique économique de gouvernements de gauche n'est pas rassurant.

Dans la suite de cette note, mon commentaire détaillé publié dans la Revue Socialiste de Novembre.

 

Un ouvrage qui se trompe d'époque

par Pierre-Alain Muet, député de Lyon, vice-président de la Commission des finances

Cet ouvrage comporte de nombreuses analyses et propositions intéressantes, ce qui n'a rien d'étonnant quand on connait la qualité des travaux individuels des auteurs : Philippe Aghion sur l'innovation et la croissance à long terme, Elie Cohen sur la politique industrielle, Gilbert Cette sur le rôle de la négociation sociale et l'impact des TIC sur la productivité, pour ne citer que leurs contributions les plus connues.

Mais cet ouvrage se trompe d'époque. Il veut adapter la Gauche à une mondialisation libérale comme prétendirent le faire en leur temps Blair et Schroeder dans une période de croissance mondiale et européenne, alors qu'on est entré aujourd'hui dans un tout autre univers.

Quand la France et l'Europe s'enfoncent depuis 3 ans dans une dépression due à l'effondrement de la demande résultant des politiques massive d'austérité, répéter les recettes qui auraient pu être mise en œuvre dans la phase ascendante du cycle économique relève d'une étonnante myopie macroéconomique.

D'ailleurs, pour la partie la plus intéressante, l'ouvrage développe ce qui avait été écrit par les mêmes auteurs dans un rapport du Conseil d'analyse économique publié en 2007 peu avant la crise[1]. Et on peut regretter qu'il n'ait pas été mis en oeuvre à l'époque par un gouvernement de droite qui aurait été mieux inspiré de réduire les dépenses et les déficits et de faire des réformes fiscales en faveur de la compétitivité, plutôt que des allègements d'impôts pour les plus fortunés. Les auteurs à l'époque (auxquels s'était joint Jean Pisani-Ferry) posaient une vraie question : comment augmenter la croissance potentielle de l'économie française ? Et cette question était d'autant plus pertinente que ce n'était pas la faiblesse de la demande qui expliquait dans les années Chirac et au début des années Sarkozy la faiblesse de la croissance française, c'était en grande partie une croissance « potentielle » trop faible due à une politique « industrielle » largement inexistante.

Et lorsque Schroeder engagea des réformes de ce type[2] pour redresser la compétitivité allemande, l'Europe était dans une phase de croissance et il se garda bien de réduire simultanément les déficits. Il laissa même l'Allemagne pour la première fois 3 années de suite avec un déficit excessif (2003-2005) que ses successeurs réduiront heureusement avant le déclanchement de la crise.

Affirmer aujourd'hui « l'effet multiplicateur keynésien est bien plus faible qu'on ne le croit. Il peut même nul à moyen ou long terme ... » quand tous les observateurs sérieux de la conjoncture économique – à commencer par l'économiste en chef du FMI Olivier Blanchard - expliquent que les erreurs de prévision de ces dernières années résultent d'une sous-estimation massive de l'effet dépressif des réductions de dépenses en période de récession est affligeant. Non seulement le multiplicateur n'est pas nul, ni même de 0,5 comme cela était supposé en Europe avant la récession, mais il pourrait même atteindre des niveaux suffisamment élevés pour que l'effet dépressif en efface une grande partie de l'impact sur la réduction des déficits. A fortiori quand tous les pays européens appliquent les mêmes politiques.

Bref préconiser aujourd'hui pour notre pays le cocktail - baisse du coût du travail et coupes massives dans les dépenses publiques – qui a conduit l'Europe dans la dépression et au bord de la déflation, ne me parait pas l'idée la plus originale qu'on puisse émettre.

Ce cocktail peut à la rigueur réduire les déficits publics et redresser la compétitivité quand un pays est seul à le faire Mais quand tout le monde le fait, le résultat est que l'on rate toutes les cibles à la fois : le chômage augmente, le déficit public ne se réduit pas, l'impact sur le déficit extérieur est très faible et comme la déflation menace, la dette continue d'exploser. C'est la réplique 80 ans plus tard de ce qui s'était déjà passé dans les années 30 avec les politiques de déflation en Europe.

Pas un mot sur la Finance, alors qu'il s'agit des réformes structurelles les plus fondamentales à mettre en oeuvre depuis la crise financière. Il est vrai qu'il ne s'agit plus aujourd'hui d'une libéralisation – elle a eu lieu dans ce secteur avec le résultat que l'on connait - mais d'y remettre un peu de régulation.

Le titre lui-même est trompeur il ne s'agit pas de «nouvelles idées pour une nouvelle croissance », mais des vielles recettes que la pensée unique qui domine en Europe depuis des décennies n'a cessé de préconiser – flexibilité du marché du travail, baisse des dépenses publiques et des prestations sociales - avec le succès qu'on sait : une dépression proche de la déflation dont le seul précédent est l'Europe des années 30.

En conclusion, j'inviterai plutôt le lecteur avide de comprendre la situation actuelle et comment y remédier à lire Krugman et Stiglitz et à remiser ce livre pour des jours meilleurs, c'est-à-dire quand nous serons sortis de la crise actuelle.

[1] Les leviers de la croissance française, rapport n° 72, 2007
[2] Je trouve d'ailleurs étonnant l'engouement actuel pour une politique qui a plutôt fragilisé le modèle allemand comme l'analyse brillamment Guillaume Duval (Made in Germany, Le Seuil, janvier 2013) et conduit les sociaux démocrate allemand a une décennie d'opposition.