Socialisme et marché

09
Déc
2007

Il y a bien longtemps que nous, socialistes, avons accepté d’inscrire notre action dans le cadre de l’économie de marché. Le niveau de développement des pays industrialisés est d’ailleurs largement le fruit de la formidable capacité de développement du capitalisme et de deux siècles de luttes syndicales et politiques qui l’ont profondément transformé.

Si nous avons choisi d’inscrire notre réflexion économique sous ce thème du socialisme et du marché, c’est que la mondialisation qui s’est développée depuis trois décennies a  en partie remis en cause le modèle de régulation qui prévalait au cours des trente glorieuses, lorsque le marché coïncidait avec le cadre national. En mettant en concurrence les systèmes sociaux et fiscaux et en exacerbant la dictature de la rentabilité financière dans la sphère économique, la mondialisation appelle des régulations renouvelées pour construire une économie à visage humain.

Quelles régulations mettre en œuvre à l’échelle nationale, européenne et mondiale pour répondre aux défis du chômage, du développement inégal et de l’environnement ? Quel champ respectif pour l’action publique et le secteur privé ? Quel nouveau modèle de croissance pour répondre à l’impasse écologique résultant du réchauffement climatique ? Tels sont quelques uns des thèmes que j'ai développés lors du séminaire du samedi 8 décembre de la fédération du Rhône du PS.

Vous trouverez dans la suite de cette note le texte de base de mon exposé qui est  mon intrevention à  l'université d'été du PS de la Rochelle (vous pouvez également le télécharger en vesrion pdf en vous reportant à uine note précédente sur la rénovation du PS).

 

Le socialisme et le marché

Intervention de Pierre-Alain Muet

 La Rochelle Août 2007

 

Même s’il ne l’affirme pas toujours dans ses textes, cela fait presque  ¼ de siècle que le parti socialiste inscrit son action économique dans la reconnaissance effective de l’économie de marché. Le « Bad-Godesberg à la française » s’est fait dans l’exercice du pouvoir de 1981 à 1985, où la « rupture avec le capitalisme » a fait place à la reconnaissance du rôle de l’entreprise et du marché : « C’est l’entreprise qui crée la richesse, c’est l’entreprise qui crée l’emploi, c’est l’entreprise qui détermine notre niveau de vie et notre place dans la hiérarchie mondiale » déclarait François Mitterrand à la télévision en janvier 1984.

C’est sans doute Lionel Jospin qui a résumé de la façon la plus synthétique le rapport du socialisme moderne au marché avec la phrase célèbre « oui à l’économie de marché, non à la société de marché », reprise par presque tous les socialistes européens. Le niveau de développement atteint dans les pays industrialisés est largement le fruit à la fois de la formidable capacité de développement du capitalisme et de deux siècles de luttes syndicales et politiques qui l’ont profondément transformé et dans lesquelles les partis socialistes et sociaux-démocrates ont joué un rôle majeur. La faillite du communisme et la généralisation de l’économie de marché à l’échelle du monde ont semblé donner une nouvelle jeunesse à la vielle doctrine libérale. Pourtant la réalité économique reste bien éloignée des thèses libérales.

L’évènement le plus marquant des dernières décennies, la transition des anciens pays communistes vers l’économie de marché, montre que sans institutions, sans société organisée et  sans confiance, l’économie de marché ne peut tout simplement pas exister. En appliquant tous les principes d’une politique ultralibérale, la Russie est passée d’une économie planifiée à une économie en partie maffieuse sans réellement devenir une économie de marché. Ce qui caractérise le développement, ce n’est ni le degré d’ouverture au marché international, ni le secteur marchand, c’est au contraire très largement l’ampleur et l’efficacité du secteur non marchand. C’est en effet l’importance et l’efficacité de secteurs comme l’éducation, la santé, les infrastructures, la recherche…qui caractérisent les sociétés développées.

Si les économies développées sont devenues progressivement des économies mixtes, c’est que la régulation publique a peu a peu corrigé les « défaillances des marchés ». Car le fonctionnement spontané des marchés ne conduit pas à une situation optimale. C’est ainsi que les dépenses des entreprises pour la recherche et l’innovation auront tendance à être trop faibles parce qu’aucune entreprise a intérêt à engager seule des dépenses qui vont profiter à toutes les autres (il est moins couteux d’imiter que d’innover). De même, alors que des salaires plus élevés conduiraient  à une demande plus forte qui serait favorable à l’ensemble des entreprises (et bien sur aux salariés), aucune entreprise n’a intérêt à en prendre seule l’initiative.

Du fordisme à l’économie mondialisée : quel rôle pour la politique économique ?

 Il y a eu une époque où ces difficultés ont pu être résolues  parce que le marché coïncidait avec le cadre national. Ce sont en Europe les trente glorieuses où ce que l’on a appelé le « modèle fordiste» a permis à la fois une croissance forte et de plein emploi. La demande augmentait du fait des hausses de salaires résultant des revendications syndicales et la régulation publique permettait de stimuler la demande lorsque c’était nécessaire et simultanément de développer l’offre avec de grands programmes publics d’investissements. L’innovation était d’autant plus abondante que nous étions, en Europe, dans une économie de rattrapage.

Mais la mondialisation va changer complètement les choses. Elle va séparer le marché qui s’est mondialisé et la régulation qui est restée au niveau national. De ce fait ce sont les états qui vont en partie se retrouver en concurrence au sein de l’économie mondialisée, un peu comme les entreprises le sont au sein d’un marché. La mondialisation ne rend pas impuissantes les politiques économiques nationales, mais elle crée une profonde asymétrie entre les politiques économiques pour les mêmes raisons que celles que je viens d’évoquer pour les entreprises. Les politiques de stimulation de la demande ou les politiques d’offre favorisant le développement de technologies nouvelles, qui bénéficient à tous alors que leur coût en est supporté uniquement par les nations qui les conduisent, sont systématiquement sous-utilisées. Au contraire les politiques de concurrence par la réduction des coûts salariaux qui sont d’autant plus efficaces qu’un pays est seul à les pratiquer vont se développer fortement. La mondialisation est ainsi en partie responsable de l’abandon progressif dans les années 80 des politiques de relance  et du développement des politiques de concurrence par les coûts qui n’améliorent la situation d’un pays qu’au détriment des autres.

Cet abandon des politiques macroéconomiques de croissance sous l’effet de la mondialisation des marchés a été l’une des causes de la montée et de la persistance du chômage en Europe.  Un changement institutionnel va profondément changer la donne en Europe : l’union monétaire. En supprimant en son sein les monnaies nationales et la spéculation qui les accompagnait elle a fait  disparaître la contrainte extérieure qui avait tant pesé sur les politiques  macroéconomiques et conduit notamment la gauche en 1983 à  passer de la relance à la rigueur après trois crises de change successives. Dans une union monétaire, rien ne s’oppose à la mise en oeuvre d’une politique autonome, dès lors qu’elle n’a pas d’impact sur l’inflation et n’altère pas la compétitivité.

Le succès économique des années Jospin s’explique par la prise de conscience qu’il était possible, dans le contexte nouveau qu’allait établir l’union monétaire, d’avoir une politique nationale autonome fondée sur une politique volontariste de création d’emploi et la réduction négociée du temps de travail dès lors qu’elle s’accompagnait d’une maîtrise de l’inflation et du maintien d’une compétitivité forte. C’est la seule période postérieure aux chocs pétrolier, où la France a connu une croissance forte (3 % en moyenne), créé 2 millions d’emploi (presque autant en 5 ans qu’au cours du siècle écoulé), maintenu un fort excédent extérieur et réduit la dette et les déficits publics, dans un contexte où la croissance mondiale était pourtant inférieure à ce qu’elle a été depuis 2002. Avant de revenir à la situation française et au chômage je voudrais évoquer les deux autres défaillances majeures d’une économie de marché qui sont d’ailleurs les deux problèmes majeurs de la mondialisation : l’impasse écologique et le développement inégal.

Notre modèle de croissance va dans le mur

 L’activité humaine a toujours entraîné une destruction de ressources non renouvelables et un développement de la pollution, mais jusqu’à une certaine période, cet effet était circonscrit dans l’espace. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité apparaît, avec le réchauffement climatique, un impact massif de l’activité humaine sur la biosphère. Notre modèle de développement deviendra durable le jour où le prix des biens échangés sur les marchés intégrera le vrai coût pour l’humanité de la consommation de ressources non renouvelables et de la pollution. Nous en sommes encore loin, car la taxation écologique est encore très faible dans la plupart des pays. Pour aboutir à ce nouveau modèle il faut également orienter la recherche scientifique et les gains de productivité vers un modèle de croissance où tous les acteurs respectent de façon spontanée leur rapport à l’environnement.

Je ne crois pas pour ma part au thème de la décroissance. Je crois au contraire que le progrès technique qui, depuis 2 siècles, a été essentiellement orienté vers l’augmentation continue de la productivité du travail - on produit en une heure de travail 20 fois plus de biens qu’il y a un siècle – peut être réorienté pour économiser le facteur rare : la nature et l’environnement. Nous avons en effet considéré depuis la révolution industrielle que le facteur rare était le travail, alors qu’en réalité c’est l’environnement et les ressources non renouvelables. Le développement des éco-industries renferme en outre un formidable gisement de croissance, mais une croissance différente, très largement autonome et fondée sur des activités non délocalisables.  

Mondialisation et développement inégal

Alors que la croissance mondiale a été forte dans les 2 dernières décennies, les pays les plus pauvres continuent à s’appauvrir. Pourtant le creusement des inégalités n’est pas plus inéluctable au sein des nations qu’il ne l’est entre nations. L’expérience de la construction européenne ou même de l’intégration économique au sein de chaque nation montre que quand cette intégration économique s’accompagne d’une régulation publique et de mécanismes de solidarité, elle peut au contraire réduire les inégalités.

C’est ainsi qu’au sein des nations, les inégalités territoriales se sont réduites au cours du siècle écoulé (en France entre les départements) en raison de l’importance des transferts résultant du rôle de l’Etat central et du développement de la protection sociale.  La raison en est simple : par le bais des impôts et de la protection sociale, la solidarité nationale qui réduit les inégalités entre citoyens réduit également  les inégalités entre régions.

Alors que l’écart s’est creusé dans le monde entre les pays riches et les pays pauvres, il s’est réduit au sein de l’union européenne. L’Espagne, le Portugal, l’Irlande qui sont entrés dans l’union avec un faible niveau de développement ont eu une croissance rapide qui les a progressivement amenés à se rapprocher des niveaux de développements des autres pays de l’union.  Ce sont cette fois les mécanismes de solidarité entre territoires comme les fonds structurels qui ont joué ce rôle de réduction des inégalités : des prélèvements très faibles sur les régions riches conduisent à des redistributions très élevées pour les régions les moins développées,  comparables à celles que réalisent automatiquement les systèmes de protection sociale nationaux.

La solidarité n’est pas seulement une question de justice sociale elle est un facteur d’efficacité économique. Car la confiance est à la base de la performance économique et de l’échange. C’est la confiance dans l’ensemble du système qui permet à chacun de se spécialiser en s’appuyant sur les autres pour ce qu’il ne peut accomplir. Et l’exemple des social-démocraties européennes montre qu’une forte solidarité se conjugue parfaitement avec l’efficacité.

L’impasse des révolutions conservatrices…

Les idéologues des révolutions conservatrices de Reagan et Thatcher dont Nicolas Sarkozy est le digne successeur ont toujours prétendu que les impôts sur les riches affaibliraient tellement leurs incitations qu’ils travailleraient moins, épargneraient moins et que l’économie s’en trouvait affaiblie. Ils ont même poussé le cynisme jusqu’à soutenir que la meilleure façon d’aider les pauvres était de donner de l’argent aux riches. Ils appelaient cela « l’économie du ruissellement » : en déversant des cadeaux fiscaux sur les plus riches, la richesse finirait par ruisseler jusqu’au bas de l’échelle des revenus. Rien de tel ne s’est passé. Le revenu des salariés les plus modestes a baissé tout au long des années Reagan. Quant à l’argument traditionnel selon lequel les baisses d’impôt allaient stimuler l’économie et engendrer des rentrées fiscales il s’est trouvé tout aussi démenti  dans les années Reagan qu’il l’a été dans les années Chirac. Dans les deux cas les déficits publics se sont creusés massivement et la dette s’est envolée.

… et de son avatar français

C’est la même politique et le même cynisme que met en oeuvre Sarkozy avec le paquet fiscal voté le 1erAoût dernier. La France souffre depuis 5 ans d’une création d’emploi trop faible, d’une compétitivité fortement dégradée, de déficits extérieurs et publics colossaux, d’un fort creusement des  inégalités et d’une croissance potentielle insuffisante. Aucun des cadeaux fiscaux qui concernent en grande partie les plus fortunés de nos concitoyens n’est susceptible de répondre à ces défis ni à la réhabilitation du travail.

L’impôt sur le revenu et l’impôt sur les successions ont joué un rôle central au cours du siècle dans la réduction des inégalités et dans la disparition des rentiers. Après avoir au cours du quinquennat précédent creusé les inégalités de revenus et de patrimoine avec la réforme de l’IR et le bouclier fiscal, la droite y ajoute aujourd’hui la réhabilitation des inégalités de naissance. Une société où le pouvoir et la richesse se transmettent sans avoir à faire preuve de mérite a un petit gout d’ancien régime. La rente et l’héritage ne sont pas la meilleure façon de renouer avec le dynamisme économique. Renouer avec l’emploi ne passe pas par l’usine à gaz des heures supplémentaires.

En privilégiant le recours aux heures supplémentaires, on tourne le dos à l’emploi. Ceux qui ont réellement besoin de travailler plus pour gagner plus, ce sont d’abord ceux qui ne travaillent pas parce qu’ils sont au chômage. Ce sont ensuite le million de salariés à temps partiel contraint (à 80 % des femmes) pour qui la loi ne changera rien car se sont les chefs d’entreprises qui décident de la durée du travail. Enfin, contrairement aux affirmations du gouvernement, les pays qui ont retrouvé depuis longtemps le plein emploi sont ceux qui ont le plus réduit leur durée du travail par la négociation en mettant en oeuvre une forte solidarité (Norvège, Pays Bas).  

Renouer avec une compétitivité forte ne passe pas non plus par l’abaissement du coût du travail. Aucune politique libérale si excessive soit elle, ne permettra à notre pays de rivaliser en matière de coût du travail avec les économies émergentes. Le coût du travail est 10 fois plus faible dans les pays les moins développés de l’Est de l’Europe et 20 à 50 fois plus faible dans les pays émergents d’Asie. Ce n’est évidemment pas là qu’est la solution de notre problème de compétitivité. Il faut au contraire promouvoir le type de travail qui, à l’échelle du monde reste rare et peut être bien rémunéré : le travail suffisamment qualifié pour nourrir l’innovation. Ce dont notre pays a besoin c’est d’investir massivement dans la recherche, dans l’université et dans la formation tout au long de la vie. Quel paradoxe que ces 15 milliards d’euros dépensés au moment où la loi sur l’autonomie des universités discutée en même temps ne lui accordait aucun euro.

Répondre aux défis d’aujourd’hui suppose une politique volontariste qui donne toute sa place à la négociation des partenaires sociaux pour :

 -          Remettre l’objectif du plein emploi au coeur de la politique économique en donnant priorité à l’entrée des jeunes dans la vie active,

-          sécuriser la vie professionnelle pour permettre à chacun de progresser dans sa carrière, de se former, de s’adapter à une économie devenue plus mobile,

-          développer l’innovation et la recherche en l’accompagnant d’un effort massif d’éducation,

-          Changer notre modèle de croissance pour qu’il devienne durable,

-          préserver la solidarité de notre système de retraites par répartition en abordant clairement le problème du partage de l’allongement de la durée de vie entre l’activité et la retraite,  

Le partage de l’allongement de l’espérance de vie entre activité et retraite est non seulement la clé de l’équilibre financier à long terme des régimes de  retraites, c’est aussi la façon la plus juste de mettre l’égalité au cœur du système en tenant compte de la pénibilité du travail. L’espérance de vie d’un ouvrier est en effet inférieure de 7 ans à celle d’un travailleur intellectuel. Mais pour aborder  sereinement ce partage,  il faut donner priorité au retour au plein emploi, car beaucoup de nos concitoyens ont connu des carrières hachées ou se sont retrouvés au chômage ou dans l’inactivité bien avant d’avoir atteint l’âge de la retraite.

Il faut enfin arrêter de tout mélanger. La tendance séculaire à réduction de la durée annuelle du travail est appelée à se poursuivre. Et le progrès c’est naturellement de travailler moins au cours d’une année, et plus au cours de sa vie puisque nous vivons toujours plus longtemps. Le véritable progrès ce sera d’ailleurs une interpénétration plus forte entre les différents temps de la vie : la formation, le travail, le loisir et non comme aujourd’hui leur succession au cours du cycle de vie.

En 1912, Jean Jaurès évoquait déjà l’absurdité de cette rupture "Je considère comme une organisation barbare, l'organisation industrielle et économique d'aujourd'hui qui fait que, jusqu'à un certain âge, jusqu'à une certaine minute, jusqu'à un certain mouvement imperceptible d'une aiguille sur une horloge, l'homme est surmené, et qu'aussitôt que l'aiguille a appuyé sur une petite marque noire, il passe dans le néant du travail ".

Face à l’insécurité économique, aux dégâts écologiques et aux inégalités sociales qu’il engendre, nous persistons, nous socialistes, à vouloir réguler le marché. Et c’est peut être en préservant le marché des dérives libérales que nous rendrons le meilleur service à l’économie. Car lorsque la gauche  réformiste a pu agir dans la durée, qu’il s’agisse des gouvernements sociaux-démocrates du Nord de l’Europe (Suédois, Danois, Hollandais), des gouvernements Rocard et Jospin en France, ou encore  des gouvernements de centre-gauche aux Etats-Unis et au Royaume-Uni (Clinton et Blair), une conclusion en émerge : c’est à gauche aujourd’hui que se trouve l’efficacité économique.



[1] En 1959, au congrès de Bad-Godesberg, le parti social démocrate allemand a rompu avec le marxisme en reconnaissant la propriété privée des moyens de production et la nécessité du marché